Pourquoi il n’y a plus de Bourguiba
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Pourquoi il n’y a plus de Bourguiba
Gilbert Naccache explique pourquoi aucun leader aussi charismatique que Bourguiba n’émerge dans la situation politique de la Tunisie d’aujourd’hui. Dans ce texte publié sur les réseaux sociaux, l’homme de gauche décrit les conditions nécessaires et préalables à l’apparition d’un leader de stature nationale.
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Il n'est pas rare aujourd'hui, et pas seulement en Tunisie, de voir des appels à tel ou tel leader supposé charismatique, voire à l'émergence d'une personnalité de ce type qui prendrait en charge de guider le pays vers la solution de ses plus graves problèmes. Et, malgré les espoirs que suscite l'évocation de tel ou tel nom, l'attente demeure sans résultat, le sauveur ne se manifeste pas. Serait-ce parce que les qualités des personnages publics se sont amoindries, qu'il n'y en ait plus qui ait l'énergie, la force de conviction, la confiance en son destin, la ténacité et bien d'autres choses qu'avaient les « chênes qu'on abat », pour reprendre l'expression de Malraux devant la disparition graduelle des « grands hommes » ?
Je pense qu'il faut prendre le problème à l'envers : ce ne sont pas les grands leaders qui font les grandes choses, ce sont les situations qui appellent les grands leaders. Expliquons-nous : les grands personnages de l'histoire − nous nous arrêterons à l'histoire récente, mais cela est valable pour n'importe quelle époque − sont des gens qui ont incarné des projets qui les dépassaient personnellement de très loin : ces projets avaient été adoptés par une partie importante de la population et allaient dans le sens d'une évolution positive de leur société, à un moment de son histoire.Ainsi Winston Churchill, symbole de la résistance nationale anglaise à l'Allemagne nazie et dépositaire de l'idéologie impérialiste de son pays et de ses classes dominantes, s'est avéré l'homme de la situation, celui que tout le monde attendait dans son pays. Il a rapidement disparu, parce que vivant dans une démocratie, une fois que la situation n'exigeait plus le même leader. On peut en dire de même de de Gaulle, qui a incarné la résistance nationale française et qui, plus tard, fut choisi pour gérer la nécessaire décolonisation voulue par les nouvelles couches du capitalisme français que sa présence a aidé à vaincre les forces anciennes : les nouvelles formes n'auraient pas été porteuses du plein emploi et de l'essor économique, il aurait échoué. D'ailleurs, quand il n'a plus été indispensable, là encore, c'était une démocratie, la France l'a remercié.
On pourrait passer en revue tous ces leaders qui ont, à un moment ou un autre, pu jouer un rôle de guide reconnu par leurs peuples et approuvé par les classes dominantes, parce qu'ils ont conduit leurs pays dans le sens d'un certain progrès, voulu par ces classes, et qui a profité peu ou prou à la majorité de la population, par le plein emploi, l'amélioration des conditions de vie, l'espoir d'une plus grande justice sociale...
Si nous prenons le cas de la Tunisie, ce n'est pas Bourguiba qui a fait son histoire pendant la lutte nationale et à l’indépendance, c'est au contraire, l'histoire, les dynamismes du pays qui l'ont fait émerger et rester pour une époque le symbole de cette Tunisie qui avait conquis son indépendance, qui construisait un État moderne, voulu par ses classes dominantes et son peuple et qui a cherché les voies du développement économique.
Comme, pour des raisons objectives, il ne pouvait parvenir à cet objectif, et que cet échec avait renforcé les fractions parasitaires qui tournaient autour du parti, il n'était plus nécessaire, il était passé, dans le regard des Tunisiens, de la figure du grand leader (le mot de combattant suprême ne semblait pas ridicule à une époque) à celle d'un dictateur sénile qui ne voulait pas quitter le pouvoir...
Résumons-nous : si les conditions objectives existent, il se trouvera nécessairement un grand leader pour conduire le pays. Mais quelles sont ces conditions ? La première de toutes est qu'il y ait une classe (ou une fraction de classe) qui soit apte à devenir dominante (idéologiquement et politiquement, parce que force économique fondamentale) et dirigeante, c'est-à-dire que son projet soit capable de rassembler autour d'elle la majorité de la population. Cela existe-t-il aujourd'hui en Tunisie ? Il faut bien admettre que non, autrement une force politique aurait développé un programme de pouvoir qui l'aurait exprimé, alors que...
La seconde condition est que la vie politique soit suffisamment dynamique, que des discussions de fond l'animent pour que, au cours de ces discussions, émerge une personnalité plus cohérente que les autres, plus capable de traduire en termes d'intérêt national ou d'avantages globaux les intérêts particuliers d'une telle classe. Malgré toutes leurs qualités, réelles ou supposées, de débatteurs, les dirigeants politiques tunisiens ne réussissent que très rarement à sortir d'une actualité immédiate, et jamais à offrir des perspectives à long terme susceptibles d'unifier largement autour d'eux.
Les grands guides de peuples peuvent parfois surgir de situations graves qu'ils affronteraient avec efficacité, mais cela, nous y sommes et personne n'a particulièrement brillé dans la recherche de solutions originales.
Force est de constater que le situation ne se prête pas à l'apparition d'une personne apte à devenir un leader national : d'ailleurs, le seul sauveur qui nous est offert est un octogénaire qui n'a pas spécialement brillé dans les nombreuses fonctions de second ou troisième plan qu'il a occupées sous les régimes précédents, qui n'a pas un discours positif bien clair (son discours négatif, d'opposition à Nahdha, n'est pas très clair non plus) et qui surtout ne rassemble que par opposition et des catégories aux intérêts et aux motivations différentes, voire opposées.
La révolution tunisienne n'a pas fait émerger de leader charismatique, elle n'a même pas développé un projet de société d'ensemble, c'est la raison pour laquelle les jeunes de la révolution ne semblent pas émerger dans les luttes politiques qui se déroulent en ce moment. Mais leur présence hante tous les partis politiques, leur refus de leur faire confiance, de suivre un quelconque leader est très inquiétante pour eux.
Le mot d'ordre de Habib Achour en 1978 « Il n'y a qu'un seul combattant suprême, le peuple ! » est plus que jamais d'actualité. Ce combattant se cherche encore, il n'a pas encore trouvé son chemin, ou ses chemins, mais il va vers une plus grande citoyenneté, accompagnée du refus définitif de toute tutelle.
Alors, est-il encore besoin d'évoquer les chênes, définitivement abattus ? « Un seul leader, le peuple » deviendra tôt ou tard le mot d'ordre de la situation.
Gilbert Naccache
Adminos- admin
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