TRADITIONS DANS LE MONDE ARABE
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TRADITIONS DANS LE MONDE ARABE
Le mauvais oeil – Al ‘ayn
Les hommes, les animaux et les objets peuvent être frappés par le mauvais œil. Il détruit tout ce qu’il atteint, provoque la fatigue, la maladie ou la mort, mais également des disputes dans les familles, entre les voisins ou les amis, cause la ruine d’un commerce...
En résumé, il peut à s’attaquer tout ce qui relève du bonheur dans la vie d’une personne. Il est donné par n’importe qui, encore que certaines personnes soient plus susceptibles que d’autres de le faire. Quand, par exemple, on regarde quelqu’un ou quelque chose avec envie, l’envie suffit à le provoquer. Mais, on ne décide pas de le donner; ce n’est ni une action volontaire ni réfléchie. Cette envie néfaste, c’est ce qu’on appelle hesad (jalousie, envie) en dialectal ou hasad en arabe classique.
Elle est clairement évoquée dans la sourate du Coran « L’Aurore » : « Je cherche la protection du seigneur de l’aube contre le mat qu’il a crée; contre le mat de t’obscurité; contre le mal de celles qui soufflent sur les nœuds; contre le mal de l’envieux, lorsqu’il porte envie ».
Le dernier verset de la sourate se rapporte au jaloux et a sa jalousie. Elle est connue par ceux qui craignent le mauvais œil, quand bien même ne savent-ils pas le Coran par cœur (comme c’est, d’ailleurs, le cas pour la très grande majorité d’entre eux. Ceux-ci, pour se prémunir, disent seulement: « Je cherche la protection du seigneur de l’aube contre le ma! Qu’il a crée; contre le mat de l’envieux, lorsqu’il porte envie ». Ce verset apporte l’attestation coranique que le mauvais œil existe et que l’envie est nocive. Mais l’envie n’en est pas la seule cause.
Pour les croyants, tout ce qui est beau est bien et tout ce qui est bien est un don de Dieu. Chaque fois que l’on profite de ces dons ou que l’on constate leur existence dans la vie d’autrui, il convient donc d’évoquer un ou plusieurs de ses noms ainsi que le nom du Prophète, et de lui rendre grâce. Elle est évoquée quand quelqu’un parle d’une façon exagérée de son bonheur, de la réussite de ses enfants ou de la prospérité de ses affaires, tout en omettant de remercier Dieu et de demander sa protection. Une telle manière d’exhiber ses avantages comme sa satisfaction est unanimement tenue pour provoquer le mauvais œil. Dans ce cas, il ne résulte pas d’une association entre le regard et un mauvais sentiment mais seulement de l’oubli de l’invocation d’Allah, et de l’idée démesurée que pour se fait alors de sa propre importance.
En arabe classique, ‘ayn veut dire « œil » comme organe, « source d’eau » et « donner le mauvais œil ». Quand on dit de quelqu’un qu’il est « ma’yün », cela signifie qu’il est frappé par le mauvais œil. Celui qui donne le mauvais œil est appelé ma’yan et ‘ayun (Lisãn...). En dialectal, le mauvais œil désigne la même chose qu’en arabe classique ; cependant, celui qui est victime du mauvais œil est appelé m’iyen; et on le nomme en disant fih-1-’in (il a l’œil) ou madrub bel ‘in (frappé par le mauvais œil).
De celui qui donne le mauvais œil (ma’yan), on dit que son « œil est laid » (‘inu khãyba), que son « œil est sévère » (‘inu s’iha). On dit aussi nefsu hãyba.
Nefsu vient du mot nafs, qui peut être traduit : par « âme », « essence », « être », « individu », « personne », « principe vital », « psyche », « sang », « substance ».
En arabe classique, suivant le Lisãn al-’Arab’, le mot nafs a plusieurs significations. Je me contenterai d’évoquer celles pertinentes pour ce travail. Nafs est synonyme de rüh (âme), ‘aql (esprit), insan (être humain, homme) et ‘ayn (mauvais œil). Ainsi, dit on aussi d’une personne qui a le mauvais œil qu’elle a la nafs.
Les lettrés arabes marquent quelques divergences à propos de ce mot. Abu al ‘Abbas a écrit: « chaque personne possède deux nafs, une réside dans l’esprit qui nous permet de faire la distinction entre les choses et l’autre réside dans l’âme qui contient la vie » (Lisãn...).
Pour Abu al Anbari « il y a des linguistes qui considèrent nafs et rüh (âme) comme synonymes, le premier est au féminin et le deuxième au masculin » (Lisãn...). Le Lisãn ajoute que d’autres ont dit que : « l’âme contient la vie et la nafs contient l’esprit ; quand la personne dort, Allah prend sa nafs et ne prend pas son âme ».
Parfois, le mot nafs change de sens selon la phrase dans laquelle il est employé, par exemple quand on dit à quelqu’un « on ne sait pas ce qui est dans ta nafs », ce qui veut dire qu’on ne connait pas ses secrets ou ce qui est en lui. Nafs est donc un synonyme de ‘ayn et ‘ayn de nafs ; l'un et l’autre possédant d’autres synonymes qui n’entrent pas dans le champ sémantique du mauvais œil.
Ainsi que je l'ai indiqué plus haut, le mot nafs veut dire « âme », « esprit », « être humain », « mauvais œil » et ‘ayn veut dire « œil », « source d’eau » et également « mauvais œil ». Le seul sens qu’ils partagent, il importe d’insister, est donc « mauvais œil ».
Même si l’anthropologie du Maghreb ne saurait être réduite à des problèmes de langue et de traduction suivant la pratique quelque peu réductionniste des orientalistes, il est néanmoins nécessaire de débattre d’un problème posé par l’ethnologie de la période coloniale celui de la substitution du terme nafas (souffle) au terme nafs (âme) dans la série d’équivalence que je viens d’indiquer, laquelle relève d’une volonté de l’ethnologie coloniale de « rationaliser » les croyances indigènes en supposant que les arabes croient en des forces substantielles. Le terme « souffle » rend mieux, a l’évidence, l’idée d’une substance qui se projette en dehors de soi que le mot « âme », lequel évoque quelque chose de non matérialisable et de non expulsable.
Ainsi, la traduction de nafs par « souffle » ne renvoie-t-elle pas au sens que les musulmans donnent à nafs, mais bien aux théories sociologiques et anthropologiques de l’époque sur la magie. La littérature musulmane consacrée à cette question fait-elle du ‘ayn la conséquence de la nature intérieure mauvaise de l’homme. Suivant cette littérature, il existerait des gens d’un naturel « vénéneux » dont les yeux dégageraient du poison, quand ils regardent un être ou un objet qui leur plait.
Cette conception ou le mauvais œil est assimilé à un empoisonnement, semble confirmer la théorie substantialiste de l’atteinte.
Cependant, l’œil n’est qu’un canal possible, puisqu’il n’est paradoxalement pas nécessaire que me’yãn voit le ma’ yün (la victime) pour le toucher et qu’il lui suffit d’en entendre parler. C’est ainsi qu’un aveugle peut donner le mauvais œil. Le principe de transmission devient alors beaucoup plus difficile à identifier par l’ethnologue.
Mais, en fait, est-il seulement identifiable?
Il faut sans doute s’attacher davantage aux imprécisions comme aux explications proposées par le discours indigène, en ayant soin de comprendre ce qu’elles signifient.
Revenons sur le terme rüh « âme », dont j’ai indiqué qu’il était un synonyme de nafs. Sans entrer dans les théories produites et reproduites par la philosophie arabe classique influencée par la doctrine platonicienne, on sait que l’âme est pensée comme une chose immatérielle et réelle qu’on ne peut ni voir ni toucher, mais qui existe en nous. La ruh, l’âme, peut parfois se confondre avec l’esprit; on peut dire aussi qu’elle contient l’esprit et qu’elle le domine. Elle nous ordonne de faire telle chose et de ne pas en faire une autre. C’est elle qui gouverne nos conduites, d’où les qualifications suivantes: nafs lawwãma (nafs qul fait des reproches), nafs’ ãmira bissü’ (nafs qui ordonne les mauvaises choses) et nafs kabira (grande âme) qui se dit de quelqu’un doté d’éminentes qualités.
La nafs peut être mauvaise comme elle peut être bonne, cependant on ne peut pas dire la même chose au sujet de 'aql, l’esprit et la raison, car sa fonction est de réfléchir, de distinguer entre les bonnes et les mauvaises choses, entre le bien et le mal.
Le bien réside dans la nafs et se représente à la conscience par l’esprit (‘aql). En revanche, le mal qui réside aussi dans la nafs, ne se représente pas obligatoirement à l’esprit et peut donc échapper à la raison.
On voit, que nafs comme équivalent de ‘ayn sert bien à dénoter la source même du mauvais œil : la méchanceté innée considérée comme un des éléments de la nature humaine.
Ainsi s’éclaire la relation entre la série des termes renvoyant a « âme » et la série des termes renvoyant a « œil » la série construite a partir du substantif ayn est une série de métonymies. Elle ne désigne pas le phénomène en lui-même mais son instrument privilégié. Comme propriété négative de l’âme humaine et non d’un organe, la méchanceté existe sans la conscience ou même contre elle (c’est le mauvais œil de l’amour), sans que le regard soit nécessaire (c’est le mauvais œil de l’aveugle) et peut atteindre la personne qui l’éprouve puisqu’elle la porte en elle (c’est le mauvais œil dont on se frappe soi-même).
En résumé, nous ne pouvons dire que peu de choses à propos du mauvais œil, plutôt quelques constats qu’une définition :
1) le mauvais œil n’est pas un acte volontaire ni un acte conscient.
2) le mauvais œil n’est pas lie seulement aux mauvais sentiments puisqu’il y a le mauvais œil de l’amour.
3) L’œil n’est pas la source du mal mais ii en est généralement le facteur déclenchant; en fait, il s’agit d’une expression métaphorique pour designer les avantages qui se montrent, qui se révèlent.
4) la source du mal est dans l’âme humaine.
5) la série d’équivalences nafs/’ayn est une série de métonymies, où l’on nomme cc qui provoque par ce qui passe pour provoquer.
6) Les termes de « force » ou de « souffle », naguère utilisés par les ethnologues pour désigner le principe d'efficacité du mauvais œil, sont strictement métaphoriques et ne se rapportent pas à une réalité substantielle correspondant à des catégories indigènes.
7) le « mauvais œil » ne peut donner lieu ni a une théorie indigène nia une théorie de chercheurs rendant compte de l’ensemble des croyances et des opinions qui s’y rapportent.
On remarquera que le mauvais œil est à la fois matériel et immatériel, corporel et incorporel, état et action, personnalisé et omniprésent. C’est un signifiant qui donne une apparence d’unité phénoménologique à une série d’éléments disparates: il ne nomme pas une réalité, il la crée dans l’ordre linguistique.
Ainsi est-il inutile de chercher à rendre compte du contenu intrinsèque de cette croyance : à l’instar de tous les symboles, le mauvais œil a seulement un contenu extrinsèque qui change selon les usages, celui qu’il acquiert dans le cours des échanges sociaux. Comprendre le mauvais œil implique donc de se frayer un chemin entre des niveaux de réalité qui ne sont pas intégrés.
Se protéger contre le mauvais oeil (2e partie)
Les dispositifs de prévention et de protection contre l’œil sont insérés dans les comportements de la vie quotidienne, ce qui correspond et alimente la conception persécutive de l’atteinte.
L’une des formes de protection les plus utilisées consiste simplement dans la relative dissimulation de ce qui va bien, car le montrer est tenu pour provoquer le mal. Ainsi faut-il cacher son bonheur et sa prospérité. On ne laisse donc pas tous ses enfants sortir ensemble, croyance qui semble l'autoriser (mais est vraisemblablement reconstruite) du prophète Jacob, lequel fit entrer séparément ses enfants dans la capitale des Pharaons car, étant très beaux, il craignait pour eux le mauvais œil.
Si l’on reçoit sa famille, on évite la présence des étrangers. Parfois, quand on sort en groupe, on emmène avec soi une femme laide afin que sa laideur dissimule la beauté des autres, en attirant les regards.
Quand on demande a quelqu’un comment il va, il évite de répondre: "ça va très bien", il dit : "labass el hamdullah" (ça va, louange a Dieu) ou simplement : "el hamdullah" (louange à Dieu). Quand quelqu’un se sent bien, ii dit La même chose. Quand on touche un nouveau né on dit: "bisrnillãh" (au Nom de Dieu).
Et, quand on veut exprimer de l’admiration pour quelqu’un ou pour quelque chose, on dit: "alslat ala-n-nabi" (bénédiction et salut sur notre Prophète) ou "tbarek Allah" (que le nom de Dieu soit béni).
Ce sont les invocations (du’ã’) du nom de Dieu et de son Prophète qui servent à se protéger et a protéger autrui du mauvais œil.
L’utilisation de ces phrases témoigne, en outre, de la bonne éducation de la personne qui les prononce, car elles font partie des formules de politesse qu’on doit utiliser envers autrui même si l’on ne croit pas au mauvais œil.
Afin de se protéger, on utilise aussi des bijoux en or ou en argent qui ont la forme d’une main ouverte (Ce que les Français appelaient "la main de Fatma"), d’un Coran ou d’une plaquette sur laquelle est écrite La Fatiha. On porte également un herz ou hjab (talisman), confectionné par un fqih ou acheté dans un sanctuaire, ou encore une 'ykika, petit sac contenant du peganuin harmela et de l’alun qui protège principalement les enfants et les femmes enceintes, ou un sou. On accroche sur les murs des images sur lesquelles figurent un œil ou deux ou une main ouverte, des tableaux comportant des sourates ou un fer à cheval a l’entrée d’un lieu. On fait également des fumigations après La visite d’une personne qui fait trop de compliments, qui pose beaucoup de questions, qui fixe tous les objets et tout le monde ou qui soupire. On fait aussi des gestes pour se protéger, par exemple plier la langue dans sa bouche ou ouvrir sa main discrètement dans la direction de celui qui est soupçonné donner le mal, comme pour le renvoyer. On récite des versets du Coran ou des phrases magiques comme "nekhlha ‘üd" (un bâtonnet dans tes yeux), "khemsaf ‘inek" (cinq dans tes yeux), "khemsa ‘ala inek" (cinq sur tes yeux), "khemsa we khmis welyum lekhmis" (cinq et jeudi, aujourd’hui nous sommes jeudi).
Ces précautions sont généralement prises discrètement afin que le me’yan éventuel ne les remarque pas, surtout si l’on tient à conserver de bonnes relations avec lui.
Quand on se prémunit ostensiblement, au contraire, c’est que l’on veut indiquer à la personne soupçonnée qu’elle a le mauvais œil et qu’elle est jalouse. Cette méfiance publique entraine une rupture car il s’agit d’une insulte.
Il y a des moments où l’on craint davantage le mauvais œil; par exemple, les jours de célébration d’une fête et, plus particulièrement, d’un mariage, ou quand une femme accouche. Dans ces occasions, on peut réciter des prières ou faire des fumigations devant l’assistance sans que personne ne se sente visé. Cette crainte est légitime, parce qu’il est admis qu’il y a toujours des envieux dans les foules, et que personne ne peut se sentir personnellement désigné.
En énumérant les moyens de protection contre le mauvais œil, on constate une nette domination des formules utilisant la main ou, plutôt, les doigts de la main ainsi que le chiffre cinq. Ainsi, quand on demande à une mère le nombre de ses enfants, celle-ci répond qu’elle en a cinq quand bien même en a-t-elle davantage. Quand on dit a une femme: "qu’elle est belle ta robe, combien l’as-tu payée ?", elle répond: "cinquante dirhams".
Les interprétations sont nombreuses à ce sujet qui tentent de rendre compte de la complémentarité de la main du chiffre cinq. En effet, le mot "yad" (main) signifie dans la littérature arabe : "autorité", "puissance", "bienfait", "capacité", "propriété", "obéissance". Ce symbolisme de la main est tout à fait acceptable; mais, si l’on prend en considération des formules et des gestes en usages - par exemple: "khemsaft ‘jnek" (cinq dans tes yeux) ou "khemsa ‘ala ‘inek" (cinq sur tes yeux) -, on se rend compte que ce sont les doigts de la main qui sont concernés et non la main dans sa totalité.
On sait aussi que le chiffre cinq est devenu "tabou" dans des situations liées à la possibilité du mauvais œil; au lieu de dire: "j’ai cinq enfants", on dit: "j’ai ta main d’enfants", ce qui tend a établir que ce n’est pas l’évocation de la main qui est interdite, l’évitement portant sur Le mot "cinq" parce qu’il est alors une métonymie des "doigts", comme il apparaît dans l’expression "khemsaf‘inek" (cinq dans tes yeux). Dire: "cinq dans tes yeux", "un doigt dans tes yeux" ou "Un bâtonnet dans tes yeux", signifie La même chose : c’est une manière symbolique de crever l'œil maléfique.
Ainsi que je l’ai noté plus haut, on ouvre la main dans la direction de celui qui est censé le donner le mauvais œil, afin de se protéger; mais il existe une autre façon de faire ce geste : en dressant la main avec les doigts courbés, comme si l’on avait réellement l’intention de crever les yeux du me’yan. Ceci, bien sûr, n’épuise pas la symbolique de la main.
Lorsqu’une personne est malade, on dit qu’elle est entre les mains d’Allah, c’est-à-dire sous sa puissance, sa protection et sa volonté. Quand une mère donne sa fille en mariage, elle dit aux membres de la belle-famille sa fille: "j’ai enlevé fille d’entre mes mains et je l’ai mise entre les vôtres", ce qui veut dire: "ma file n’est plus sous ma protection, mais elle est sous la vôtre".
Dans une conversation, l’utilisation du mot "main" protège la personne qui le prononce tout en suggérant a son interlocuteur qu’elle ne doute pas de sa bonne foi, car il est dans la symbolique de la main de protéger en général.
Les hommes, les animaux et les objets peuvent être frappés par le mauvais œil. Il détruit tout ce qu’il atteint, provoque la fatigue, la maladie ou la mort, mais également des disputes dans les familles, entre les voisins ou les amis, cause la ruine d’un commerce...
En résumé, il peut à s’attaquer tout ce qui relève du bonheur dans la vie d’une personne. Il est donné par n’importe qui, encore que certaines personnes soient plus susceptibles que d’autres de le faire. Quand, par exemple, on regarde quelqu’un ou quelque chose avec envie, l’envie suffit à le provoquer. Mais, on ne décide pas de le donner; ce n’est ni une action volontaire ni réfléchie. Cette envie néfaste, c’est ce qu’on appelle hesad (jalousie, envie) en dialectal ou hasad en arabe classique.
Elle est clairement évoquée dans la sourate du Coran « L’Aurore » : « Je cherche la protection du seigneur de l’aube contre le mat qu’il a crée; contre le mat de t’obscurité; contre le mal de celles qui soufflent sur les nœuds; contre le mal de l’envieux, lorsqu’il porte envie ».
Le dernier verset de la sourate se rapporte au jaloux et a sa jalousie. Elle est connue par ceux qui craignent le mauvais œil, quand bien même ne savent-ils pas le Coran par cœur (comme c’est, d’ailleurs, le cas pour la très grande majorité d’entre eux. Ceux-ci, pour se prémunir, disent seulement: « Je cherche la protection du seigneur de l’aube contre le ma! Qu’il a crée; contre le mat de l’envieux, lorsqu’il porte envie ». Ce verset apporte l’attestation coranique que le mauvais œil existe et que l’envie est nocive. Mais l’envie n’en est pas la seule cause.
Pour les croyants, tout ce qui est beau est bien et tout ce qui est bien est un don de Dieu. Chaque fois que l’on profite de ces dons ou que l’on constate leur existence dans la vie d’autrui, il convient donc d’évoquer un ou plusieurs de ses noms ainsi que le nom du Prophète, et de lui rendre grâce. Elle est évoquée quand quelqu’un parle d’une façon exagérée de son bonheur, de la réussite de ses enfants ou de la prospérité de ses affaires, tout en omettant de remercier Dieu et de demander sa protection. Une telle manière d’exhiber ses avantages comme sa satisfaction est unanimement tenue pour provoquer le mauvais œil. Dans ce cas, il ne résulte pas d’une association entre le regard et un mauvais sentiment mais seulement de l’oubli de l’invocation d’Allah, et de l’idée démesurée que pour se fait alors de sa propre importance.
En arabe classique, ‘ayn veut dire « œil » comme organe, « source d’eau » et « donner le mauvais œil ». Quand on dit de quelqu’un qu’il est « ma’yün », cela signifie qu’il est frappé par le mauvais œil. Celui qui donne le mauvais œil est appelé ma’yan et ‘ayun (Lisãn...). En dialectal, le mauvais œil désigne la même chose qu’en arabe classique ; cependant, celui qui est victime du mauvais œil est appelé m’iyen; et on le nomme en disant fih-1-’in (il a l’œil) ou madrub bel ‘in (frappé par le mauvais œil).
De celui qui donne le mauvais œil (ma’yan), on dit que son « œil est laid » (‘inu khãyba), que son « œil est sévère » (‘inu s’iha). On dit aussi nefsu hãyba.
Nefsu vient du mot nafs, qui peut être traduit : par « âme », « essence », « être », « individu », « personne », « principe vital », « psyche », « sang », « substance ».
En arabe classique, suivant le Lisãn al-’Arab’, le mot nafs a plusieurs significations. Je me contenterai d’évoquer celles pertinentes pour ce travail. Nafs est synonyme de rüh (âme), ‘aql (esprit), insan (être humain, homme) et ‘ayn (mauvais œil). Ainsi, dit on aussi d’une personne qui a le mauvais œil qu’elle a la nafs.
Les lettrés arabes marquent quelques divergences à propos de ce mot. Abu al ‘Abbas a écrit: « chaque personne possède deux nafs, une réside dans l’esprit qui nous permet de faire la distinction entre les choses et l’autre réside dans l’âme qui contient la vie » (Lisãn...).
Pour Abu al Anbari « il y a des linguistes qui considèrent nafs et rüh (âme) comme synonymes, le premier est au féminin et le deuxième au masculin » (Lisãn...). Le Lisãn ajoute que d’autres ont dit que : « l’âme contient la vie et la nafs contient l’esprit ; quand la personne dort, Allah prend sa nafs et ne prend pas son âme ».
Parfois, le mot nafs change de sens selon la phrase dans laquelle il est employé, par exemple quand on dit à quelqu’un « on ne sait pas ce qui est dans ta nafs », ce qui veut dire qu’on ne connait pas ses secrets ou ce qui est en lui. Nafs est donc un synonyme de ‘ayn et ‘ayn de nafs ; l'un et l’autre possédant d’autres synonymes qui n’entrent pas dans le champ sémantique du mauvais œil.
Ainsi que je l'ai indiqué plus haut, le mot nafs veut dire « âme », « esprit », « être humain », « mauvais œil » et ‘ayn veut dire « œil », « source d’eau » et également « mauvais œil ». Le seul sens qu’ils partagent, il importe d’insister, est donc « mauvais œil ».
Même si l’anthropologie du Maghreb ne saurait être réduite à des problèmes de langue et de traduction suivant la pratique quelque peu réductionniste des orientalistes, il est néanmoins nécessaire de débattre d’un problème posé par l’ethnologie de la période coloniale celui de la substitution du terme nafas (souffle) au terme nafs (âme) dans la série d’équivalence que je viens d’indiquer, laquelle relève d’une volonté de l’ethnologie coloniale de « rationaliser » les croyances indigènes en supposant que les arabes croient en des forces substantielles. Le terme « souffle » rend mieux, a l’évidence, l’idée d’une substance qui se projette en dehors de soi que le mot « âme », lequel évoque quelque chose de non matérialisable et de non expulsable.
Ainsi, la traduction de nafs par « souffle » ne renvoie-t-elle pas au sens que les musulmans donnent à nafs, mais bien aux théories sociologiques et anthropologiques de l’époque sur la magie. La littérature musulmane consacrée à cette question fait-elle du ‘ayn la conséquence de la nature intérieure mauvaise de l’homme. Suivant cette littérature, il existerait des gens d’un naturel « vénéneux » dont les yeux dégageraient du poison, quand ils regardent un être ou un objet qui leur plait.
Cette conception ou le mauvais œil est assimilé à un empoisonnement, semble confirmer la théorie substantialiste de l’atteinte.
Cependant, l’œil n’est qu’un canal possible, puisqu’il n’est paradoxalement pas nécessaire que me’yãn voit le ma’ yün (la victime) pour le toucher et qu’il lui suffit d’en entendre parler. C’est ainsi qu’un aveugle peut donner le mauvais œil. Le principe de transmission devient alors beaucoup plus difficile à identifier par l’ethnologue.
Mais, en fait, est-il seulement identifiable?
Il faut sans doute s’attacher davantage aux imprécisions comme aux explications proposées par le discours indigène, en ayant soin de comprendre ce qu’elles signifient.
Revenons sur le terme rüh « âme », dont j’ai indiqué qu’il était un synonyme de nafs. Sans entrer dans les théories produites et reproduites par la philosophie arabe classique influencée par la doctrine platonicienne, on sait que l’âme est pensée comme une chose immatérielle et réelle qu’on ne peut ni voir ni toucher, mais qui existe en nous. La ruh, l’âme, peut parfois se confondre avec l’esprit; on peut dire aussi qu’elle contient l’esprit et qu’elle le domine. Elle nous ordonne de faire telle chose et de ne pas en faire une autre. C’est elle qui gouverne nos conduites, d’où les qualifications suivantes: nafs lawwãma (nafs qul fait des reproches), nafs’ ãmira bissü’ (nafs qui ordonne les mauvaises choses) et nafs kabira (grande âme) qui se dit de quelqu’un doté d’éminentes qualités.
La nafs peut être mauvaise comme elle peut être bonne, cependant on ne peut pas dire la même chose au sujet de 'aql, l’esprit et la raison, car sa fonction est de réfléchir, de distinguer entre les bonnes et les mauvaises choses, entre le bien et le mal.
Le bien réside dans la nafs et se représente à la conscience par l’esprit (‘aql). En revanche, le mal qui réside aussi dans la nafs, ne se représente pas obligatoirement à l’esprit et peut donc échapper à la raison.
On voit, que nafs comme équivalent de ‘ayn sert bien à dénoter la source même du mauvais œil : la méchanceté innée considérée comme un des éléments de la nature humaine.
Ainsi s’éclaire la relation entre la série des termes renvoyant a « âme » et la série des termes renvoyant a « œil » la série construite a partir du substantif ayn est une série de métonymies. Elle ne désigne pas le phénomène en lui-même mais son instrument privilégié. Comme propriété négative de l’âme humaine et non d’un organe, la méchanceté existe sans la conscience ou même contre elle (c’est le mauvais œil de l’amour), sans que le regard soit nécessaire (c’est le mauvais œil de l’aveugle) et peut atteindre la personne qui l’éprouve puisqu’elle la porte en elle (c’est le mauvais œil dont on se frappe soi-même).
En résumé, nous ne pouvons dire que peu de choses à propos du mauvais œil, plutôt quelques constats qu’une définition :
1) le mauvais œil n’est pas un acte volontaire ni un acte conscient.
2) le mauvais œil n’est pas lie seulement aux mauvais sentiments puisqu’il y a le mauvais œil de l’amour.
3) L’œil n’est pas la source du mal mais ii en est généralement le facteur déclenchant; en fait, il s’agit d’une expression métaphorique pour designer les avantages qui se montrent, qui se révèlent.
4) la source du mal est dans l’âme humaine.
5) la série d’équivalences nafs/’ayn est une série de métonymies, où l’on nomme cc qui provoque par ce qui passe pour provoquer.
6) Les termes de « force » ou de « souffle », naguère utilisés par les ethnologues pour désigner le principe d'efficacité du mauvais œil, sont strictement métaphoriques et ne se rapportent pas à une réalité substantielle correspondant à des catégories indigènes.
7) le « mauvais œil » ne peut donner lieu ni a une théorie indigène nia une théorie de chercheurs rendant compte de l’ensemble des croyances et des opinions qui s’y rapportent.
On remarquera que le mauvais œil est à la fois matériel et immatériel, corporel et incorporel, état et action, personnalisé et omniprésent. C’est un signifiant qui donne une apparence d’unité phénoménologique à une série d’éléments disparates: il ne nomme pas une réalité, il la crée dans l’ordre linguistique.
Ainsi est-il inutile de chercher à rendre compte du contenu intrinsèque de cette croyance : à l’instar de tous les symboles, le mauvais œil a seulement un contenu extrinsèque qui change selon les usages, celui qu’il acquiert dans le cours des échanges sociaux. Comprendre le mauvais œil implique donc de se frayer un chemin entre des niveaux de réalité qui ne sont pas intégrés.
Se protéger contre le mauvais oeil (2e partie)
Les dispositifs de prévention et de protection contre l’œil sont insérés dans les comportements de la vie quotidienne, ce qui correspond et alimente la conception persécutive de l’atteinte.
L’une des formes de protection les plus utilisées consiste simplement dans la relative dissimulation de ce qui va bien, car le montrer est tenu pour provoquer le mal. Ainsi faut-il cacher son bonheur et sa prospérité. On ne laisse donc pas tous ses enfants sortir ensemble, croyance qui semble l'autoriser (mais est vraisemblablement reconstruite) du prophète Jacob, lequel fit entrer séparément ses enfants dans la capitale des Pharaons car, étant très beaux, il craignait pour eux le mauvais œil.
Si l’on reçoit sa famille, on évite la présence des étrangers. Parfois, quand on sort en groupe, on emmène avec soi une femme laide afin que sa laideur dissimule la beauté des autres, en attirant les regards.
Quand on demande a quelqu’un comment il va, il évite de répondre: "ça va très bien", il dit : "labass el hamdullah" (ça va, louange a Dieu) ou simplement : "el hamdullah" (louange à Dieu). Quand quelqu’un se sent bien, ii dit La même chose. Quand on touche un nouveau né on dit: "bisrnillãh" (au Nom de Dieu).
Et, quand on veut exprimer de l’admiration pour quelqu’un ou pour quelque chose, on dit: "alslat ala-n-nabi" (bénédiction et salut sur notre Prophète) ou "tbarek Allah" (que le nom de Dieu soit béni).
Ce sont les invocations (du’ã’) du nom de Dieu et de son Prophète qui servent à se protéger et a protéger autrui du mauvais œil.
L’utilisation de ces phrases témoigne, en outre, de la bonne éducation de la personne qui les prononce, car elles font partie des formules de politesse qu’on doit utiliser envers autrui même si l’on ne croit pas au mauvais œil.
Afin de se protéger, on utilise aussi des bijoux en or ou en argent qui ont la forme d’une main ouverte (Ce que les Français appelaient "la main de Fatma"), d’un Coran ou d’une plaquette sur laquelle est écrite La Fatiha. On porte également un herz ou hjab (talisman), confectionné par un fqih ou acheté dans un sanctuaire, ou encore une 'ykika, petit sac contenant du peganuin harmela et de l’alun qui protège principalement les enfants et les femmes enceintes, ou un sou. On accroche sur les murs des images sur lesquelles figurent un œil ou deux ou une main ouverte, des tableaux comportant des sourates ou un fer à cheval a l’entrée d’un lieu. On fait également des fumigations après La visite d’une personne qui fait trop de compliments, qui pose beaucoup de questions, qui fixe tous les objets et tout le monde ou qui soupire. On fait aussi des gestes pour se protéger, par exemple plier la langue dans sa bouche ou ouvrir sa main discrètement dans la direction de celui qui est soupçonné donner le mal, comme pour le renvoyer. On récite des versets du Coran ou des phrases magiques comme "nekhlha ‘üd" (un bâtonnet dans tes yeux), "khemsaf ‘inek" (cinq dans tes yeux), "khemsa ‘ala inek" (cinq sur tes yeux), "khemsa we khmis welyum lekhmis" (cinq et jeudi, aujourd’hui nous sommes jeudi).
Ces précautions sont généralement prises discrètement afin que le me’yan éventuel ne les remarque pas, surtout si l’on tient à conserver de bonnes relations avec lui.
Quand on se prémunit ostensiblement, au contraire, c’est que l’on veut indiquer à la personne soupçonnée qu’elle a le mauvais œil et qu’elle est jalouse. Cette méfiance publique entraine une rupture car il s’agit d’une insulte.
Il y a des moments où l’on craint davantage le mauvais œil; par exemple, les jours de célébration d’une fête et, plus particulièrement, d’un mariage, ou quand une femme accouche. Dans ces occasions, on peut réciter des prières ou faire des fumigations devant l’assistance sans que personne ne se sente visé. Cette crainte est légitime, parce qu’il est admis qu’il y a toujours des envieux dans les foules, et que personne ne peut se sentir personnellement désigné.
En énumérant les moyens de protection contre le mauvais œil, on constate une nette domination des formules utilisant la main ou, plutôt, les doigts de la main ainsi que le chiffre cinq. Ainsi, quand on demande à une mère le nombre de ses enfants, celle-ci répond qu’elle en a cinq quand bien même en a-t-elle davantage. Quand on dit a une femme: "qu’elle est belle ta robe, combien l’as-tu payée ?", elle répond: "cinquante dirhams".
Les interprétations sont nombreuses à ce sujet qui tentent de rendre compte de la complémentarité de la main du chiffre cinq. En effet, le mot "yad" (main) signifie dans la littérature arabe : "autorité", "puissance", "bienfait", "capacité", "propriété", "obéissance". Ce symbolisme de la main est tout à fait acceptable; mais, si l’on prend en considération des formules et des gestes en usages - par exemple: "khemsaft ‘jnek" (cinq dans tes yeux) ou "khemsa ‘ala ‘inek" (cinq sur tes yeux) -, on se rend compte que ce sont les doigts de la main qui sont concernés et non la main dans sa totalité.
On sait aussi que le chiffre cinq est devenu "tabou" dans des situations liées à la possibilité du mauvais œil; au lieu de dire: "j’ai cinq enfants", on dit: "j’ai ta main d’enfants", ce qui tend a établir que ce n’est pas l’évocation de la main qui est interdite, l’évitement portant sur Le mot "cinq" parce qu’il est alors une métonymie des "doigts", comme il apparaît dans l’expression "khemsaf‘inek" (cinq dans tes yeux). Dire: "cinq dans tes yeux", "un doigt dans tes yeux" ou "Un bâtonnet dans tes yeux", signifie La même chose : c’est une manière symbolique de crever l'œil maléfique.
Ainsi que je l’ai noté plus haut, on ouvre la main dans la direction de celui qui est censé le donner le mauvais œil, afin de se protéger; mais il existe une autre façon de faire ce geste : en dressant la main avec les doigts courbés, comme si l’on avait réellement l’intention de crever les yeux du me’yan. Ceci, bien sûr, n’épuise pas la symbolique de la main.
Lorsqu’une personne est malade, on dit qu’elle est entre les mains d’Allah, c’est-à-dire sous sa puissance, sa protection et sa volonté. Quand une mère donne sa fille en mariage, elle dit aux membres de la belle-famille sa fille: "j’ai enlevé fille d’entre mes mains et je l’ai mise entre les vôtres", ce qui veut dire: "ma file n’est plus sous ma protection, mais elle est sous la vôtre".
Dans une conversation, l’utilisation du mot "main" protège la personne qui le prononce tout en suggérant a son interlocuteur qu’elle ne doute pas de sa bonne foi, car il est dans la symbolique de la main de protéger en général.
SalSoul- Modérateur
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